De l’ombre naissent les sentinelles
Lucie Drazek ne dessine pas, elle trace des lignes de front. À l’encre noire, rageuse et patiente, elle creuse des mondes troubles où l’on ne sait plus distinguer la racine du tendon, le lichen de la chevelure, le champignon du flanc d’une bête. Une manière de résister à la fixité des identités, de brouiller les contours entre les règnes et les genres, de faire surgir le politique dans chaque hachure. Dans son trait, tout pousse, prolifère, s’entrelace, formes hybrides où l’humain se dissout dans l’organique.
Diplômée de l’ENSAD de Dijon en 2024, elle bâtit un bestiaire étrange et solidaire, habité par des figures-frontières souvent prises dans des scènes de menace ou de soin. Dans Protectrice, un dessin monumental inspiré du conte de la bête à sept têtes, une meute de chiennes veille. Les gueules sont ouvertes, les regards tournés vers l’extérieur : quelque chose rôde. Ce n’est pas une fable, c’est un signal.
Elle puise dans les imaginaires médiévaux sans nostalgie, mais pour mieux se réapproprier leurs codes : enluminures obscures, motifs floraux hallucinés, créatures oubliées. Les armures, motif récurrent de ses dessins racontent la vulnérabilité, la métamorphose, la peau qui devient surface d’apparat ou carapace. Le noir et blanc n’est pas un choix esthétique, c’est une ascèse : une manière de résister à la saturation du visible, de se concentrer sur l’ombre, le détail, l’épaisseur du trait. Dessiner devient une tactique lente, militante, méditative. Lucie Drazek refuse la vitesse du monde pour mieux le fissurer.
Elle puise dans les pensées de Donna Haraway ou Vinciane Despret des outils pour penser autrement les alliances, les attachements, les formes de savoirs situés. Elle cherche des formes de compagnonnage, loin des hiérarchies et des dominations. Le corbeau, figure honnie, devient allié. La chienne, injure ressassée, devient sentinelle. Les frontières s’érodent, les récits se troublent.
Inspirée autant par le metal, les fanzines que par la SF anarchiste d’Ursula Le Guin, elle compose des séries denses, parfois microscopiques, parfois monumentales, toujours exactes. Ligne après ligne, elle construit un langage qui ne crie pas, mais gronde. Qui ne flatte pas, mais gratte.
Lucie Drazek n’illustre pas un monde : elle en invente d’autres. Et surtout, elle n’est pas seule. Elle vient avec la meute.
Lena Peyrard - 2025
Après plusieurs années à la programmation du Centre Pompidou et au Palais de Tokyo, Lena Peyrard exerce désormais comme curatrice et critique d’art indépendante. Ses projets valorisent des pratiques artistiques qui opposent aux systèmes normatifs – basés sur l’individualisme, la performance et la rentabilité – des approches fondées sur le soin, l’entraide et la résistance, capables de nourrir des alternatives émancipatrices. Depuis 2023 elle est aussi co-directrice d’Encooore, un espace d’art situé à Biarritz, qui soutient la création contemporaine à travers des expositions, performances, rencontres et résidences.
Crédit : Ayka Lux